Respectez le jazz, bordel !

Le jazz étant arrivé à un niveau de maturation extrêmement élevé, il est devenu impossible de le cantonner dans l’image festive et légère que les mass medias entretiennent.

Étienne Guéreau
3 min readDec 16, 2019

Parfois, il arrive qu’un artiste de variété — chanteur ou plus fréquemment instrumentiste — décide de s’essayer au jazz et commette un album. Bien sûr, il ne lui viendrait pas à l’idée d’enregistrer une sonate de Beethoven ou de proposer une lecture du Tombeau de Couperin de Maurice Ravel, car ce « variéteux » (après les « baroqueux » et les « jazzeux »…) a beaucoup trop de respect pour la musique classique et sait que, si le ridicule ne tue pas, il est dans certains cas nuisible à la carrière. Les standards de Cole Porter ou de Jerome Kern, en revanche, lui semblent sans hésitation à sa portée et, tout bien réfléchi, ça fait bien dans un CV de dire qu’on est aussi musicien « savant » et pas seulement claviériste pousse-bouton, condamner à étaler les nappes de synthé avec le tact et l’aisance d’une serveuse de relais routier.

Ce faisant, pourtant, notre homme commet une erreur de taille : il sous-estime et, partant, méprise un style… qui va largement le lui rendre.

En effet, en s’obstinant à considérer Bill Evans et John Coltrane comme les représentants d’un sous-genre facile et à la portée de toute personne nantie d’un tant soit peu de savoir-faire et d’expérience, l’instrumentiste s’expose à une production médiocre dont les défauts sont presque toujours les mêmes : un discours d’improvisateur quasi inexistant ; des harmonies d’un autre siècle (et je ne parle pas du précédent) ; un swingue aussi souple qu’un défilé du 14 juillet ; un répertoire truffé de standards éculés auxquels on applique des arrangements douteux en guise de cache-misère. Bref, au mieux, un machin jazz-y, au pire une sorte de lounge dégueulasse bonne à refourguer dans une compilation de musique d’ambiance pour centre commercial.

Car, disons-le tout net, le jazz est arrivé à un niveau de maturation extrêmement élevé, et il est devenu impossible de le cantonner dans l’image festive et légère que les mass medias entretiennent. Le jazz est un genre très exigeant qui implique l’absorption d’un langage riche et complexe. Il faut étudier l’improvisation, l’harmonie, le répertoire et des métriques toujours plus élaborées, si on veut l’exprimer sereinement. Si certains croient encore qu’ils peuvent se lancer dans un projet « swing » du jour au lendemain, sans y consacrer le temps nécessaire, entre une permanente pour un shooting photo et une programmation dans Logic, il est important de leur dessiller les yeux : ça ne marche pas comme ça. Le jazz est aussi dur et chronophage que la musique classique. Et il est — pas de bol — animé par le même type de communauté : un mélange de professionnels et d’amateurs, de professeurs et d’élèves, de compositeurs et d’arrangeurs, de journalistes et de techniciens, de programmateurs et de spectateurs, autant de globules passionnés et prêts à rejeter sans aucun tact les productions interlopes qui seront assimilées à une forme d’agression bactérienne dont il convient de se débarrasser au plus vite.

Ainsi notre naïf artiste est-il prévenu : sans un minimum de respect et d’abnégation, ses chances de survie dans le milieu sont proches de celles d’un pingouin parachuté dans le désert de Gobi.

Bien sûr, me direz-vous, on peut avoir les meilleures intentions du monde et faire un disque bof-bof. Personne n’est à l’abri. Raison pour laquelle on se gardera bien de juger la production finale : critiquer la démarche suffira. Si cette dernière est sincère, même les petites erreurs seront pardonnées. S’il s’agit en revanche de se faire mousser…

On pourrait trouver ma position un peu extrême, et pourtant ! La récente débâcle des Victoires de la musique nous apprend que la frontière entre variété et jazz est encore floue. Les programmateurs/producteurs s’imaginent que ce style est une sorte de shaker dans lequel on peut jeter pêle-mêle un chanteur connu, des choristes accortes, une reprise de soul, des éclairages de télé criards, agiter le tout et qu’il en sortira un cocktail savoureux. Le résultat était une daube infâme qui a outré tout le métier et qui aurait filé la chiasse à un gréviste de la faim perfusé à l’Imodium. (Pardon my French.)

Alors, de grâce, respectez le jazz !

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Étienne Guéreau

Pianiste, auteur de méthodes d'harmonie (Éd. Outre Mesure, Hal Leonard) et de romans (Éd. Denoël). Professeur à la Bill Evans Piano Academy.